Peut-on cultiver des fruits et légumes en ville ? Sur les trottoirs, les parkings ou encore les toits d’immeubles : nombreux sont les urbains qui (re)découvrent le plaisir du travail de la terre et de la production de légumes. À Paris, à Montréal comme à Shanghai, l’agriculture urbaine présente de nombreux bénéfices pour les villes, et plaide pour une réintroduction de nature en leur sein. Pour en savoir plus, nous avons rencontré Antoine Jacobsohn, responsable du Potager du Roi, site historique de l’École nationale supérieure de paysage.
Raconter la ville rêvée à travers le regard d’acteurs qui contribuent déjà à la réinventer, c’est l’objet de nos entretiens « Nature de Ville ». Réhabilitation, technologies, art, biodiversité, mixité : nous donnons la parole à ceux qui pensent ou conçoivent la ville de demain.
La nature en ville est aujourd’hui considérée comme un élément essentiel pour le bien-être de ses habitants. Les urbains l’ont déjà bien compris : ils sont de plus en plus nombreux à faire du développement de la biodiversité en ville une priorité. Selon une étude Unep/Ipsos, les Français estiment ainsi que la création d’espaces verts devrait être la priorité n°1 de leur ville tandis que plus de 8 sur 10 d’entre eux disent considérer la proximité des espaces verts comme un critère déterminant dans leur recherche de logement.
C’est dans ce contexte qu’on voit émerger de nouvelles pratiques agricoles en ville caractérisées par une grande multiplicité de formes (agro-écologie, permaculture, agriculture biologique, etc.), une multiplicité de lieux (friches, toits, etc.) et de supports de production (pleine terre, substrats rapportés, déchets produits par la ville, etc.). Secteur public et entreprises privées, associations ou startups, de plus en plus aux acteurs de la ville comme une solution qui participe activement à la résilience urbaine face au changement climatique – ainsi qu’à la déconnexion des urbains au vivant.
Si les bénéfices, tant pour les urbains que pour la faune et la flore, sont indéniables, la réintégration de la nature en ville est plus complexe qu’il n’y paraît. Nos villes, où le besoin d’accueillir de nouvelles populations a entraîné densification du bâti et artificialisation des sols, n’ont pas vraiment intégré la nature en leur sein. Sans parler de nos modes de vie modernes, qui exigent que soient assurée la continuité des activités humaines, peu propices à l’équilibre écologique nécessaire aux écosystèmes.
Pour Antoine Jacobsohn, ingénieur agronome, historien de l’alimentation et actuel responsable du site de l’École nationale supérieure de paysage - entité abritée par le Potager du Roi à Versailles-, déployer à grande échelle l’agriculture et la nature en milieu urbain est un défi qu’on aurait tort de sous-estimer. Nous l’avons suivi à travers les allées du Potager et découvert les actions qu’il y mène pour révéler les facteurs de mutation possibles sur un site à forte valeur patrimoniale situé en milieu urbain. Son ambition est également de nous sensibiliser aux lois de la nature, à l’alimentation au rapport de l’humain à son environnement. Des actions en résonance avec la volonté de concevoir des villes au plus près de la nature.
Quel est le rôle du Potager du Roi aujourd’hui ?
Antoine Jacobsohn. Le Potager du Roi a été construit par Jean-Baptiste de La Quintinie en 1678, sous les ordres de Louis XIV : il s’étend sur 9 hectares, se compose d’une quinzaines de jardins et est aujourd’hui sous la responsabilité de l’École nationale supérieure de paysage (ENSP). Ce n’est donc pas qu’un simple potager : c’est d’abord un lieu chargé d’histoire qui a vu défiler la noblesse française. Le lieu a permis d’expérimenter et de transmettre un savoir-faire autour des fruits et des légumes. Aujourd’hui, c’est à la fois un lieu de transmission pour les générations futures – puisqu’il accueille annuellement plus de 300 étudiants et stagiaires-, mais aussi un lieu de promenade, de vivre-ensemble et de fête pour les 50 000 personnes qui viennent le visiter chaque année.
Dans son contexte versaillais, le Potager du Roi qui abrite l’École nationale supérieure de paysage est un lieu de réflexion autour de la ville et de l’agriculture de demain. La mission confiée à Jean-Baptiste de La Quintinie par Louis XIV est toujours d’actualité : « nourrir et innover ». Aujourd’hui, nous produisons sur place des fruits et légumes de grande qualité que nous proposons à la vente, mais nous faisons aussi avancer la recherche en matière d’agriculture urbaine, en nous interrogeant chaque jour sur les pratiques actuelles et celles de demain.
Quels enseignements de l’époque avez-vous conservés ?
Antoine Jacobsohn. En premier lieu, parlons de la philosophie de La Quintinie. Il faisait partie des réseaux scientifiques de l’époque et ses expérimentations au Potager du Roi étaient particulièrement appréciées de Louis XIV lui-même. Par exemple, il a compris les principes de la circulation de la sève des arbres fruitiers et les a appliqués dans un système de taille, mais aussi de plantation. Il a véritablement influencé de nombreuses pratiques agricoles de l’époque. Le Potager du Roi et l’École nationale supérieure de paysage souhaitent préserver cette fonction de « laboratoire » avec une volonté toujours plus forte de transmettre notre expérience.
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Quel type d’expérimentations menez-vous ?
Antoine Jacobsohn. Désormais, il est clair pour tous les acteurs de la ville que la biodiversité urbaine doit faire son grand retour. Mais, au-delà des déclarations d’intentions, la mise en œuvre d’une telle politique est plus complexe qu’il n’y paraît. En juin 2019, un avis du Conseil économique, social et environnemental (CESE) a d’ailleurs parfaitement identifié plusieurs freins au développement de la biodiversité urbaine, dont celui de la compatibilité entre les milieux rural et urbain. A l’École nationale supérieure de paysage, nous réfléchissons aux interconnexions entre ville et campagne à travers les aspects d’organisation spatiale, de mobilité et de transmission des bonnes pratiques aux habitants. Nous restons particulièrement vigilants sur des questions d’accessibilité des marchés alimentaires en ville ou de la perception des cultures agricoles dominantes à la campagne.
Nous retrouvons certaines de ces questions sur le site du Potager du Roi. Par exemple à travers la manière dont nous pourrions inclure des arbres fruitiers en centre-ville, pour le bien-être de tous. Nous avons ainsi installé deux parcelles spécifiques, qui nous permettent de questionner, d’évaluer ou de vérifier certaines de nos intuitions. Nous avons également anticipé certaines contraintes comme l’entretien des arbres, la gestion des fruits tombés et pourrissants, l’apparition d’insectes comme les guêpes considérées comme nuisibles par et pour les citadins.
« Le Potager du Roi et l’École nationale supérieure de paysage souhaitent préserver cette fonction de « laboratoire » avec une volonté toujours plus forte de transmettre notre expérience. »
Antoine Jacobsohn, ingénieur agronome, historien de l’alimentation et actuel responsable du site de l’École nationale supérieure de paysage
Quel(s) défi(s) les villes devront-elles relever pour accueillir plus de nature ?
Antoine Jacobsohn. Nous devons trouver, ou retrouver, une plus grande diversité et une résilience dans tous nos espaces. Je ne fais pas partie de ceux qui considèrent qu’il faut commencer par résoudre le dilemme apparent entre d’un côté, les technologies de pointe et de l’autre, le retour aux solution simples et responsables du low-tech. Pour moi, il s’agit là d’un faux problème. Les deux ne sont pas antinomiques et peuvent largement être réconciliés. J’ai la conviction qu’il faut justement conjuguer intelligemment ces deux approches si l’on veut avancer vers un monde plus respectueux de l’environnement et moins dépendant des sources d’énergie comme l’électricité (low-tech) mais aussi moins pénible pour l’homme (high-tech). Les technologies ne doivent, en effet, pas être opposées à une démarche frugale, mais au contraire y contribuer.
De mon point de vue, l’enjeu qui concerne plus directement les jardins et la biodiversité urbaine est celui de l’acceptabilité auprès des populations. Il faut les accompagner dans cette démarche. C’est ainsi que les citadins accepteront les évolutions souhaitables, voire nécessaires, pour faire advenir des villes plus résilientes. Nous devons davantage connecter la campagne et la ville l’une à l’autre et en particulier à travers la présence et le flux de l’alimentation, des animaux et de ce que nous appelons encore des déchets.
À quoi ressemble votre « ville rêvée » ?
Antoine Jacobsohn. Je me considère comme un vrai citadin. Ma ville rêvée serait une concentration de personnes qui pourraient circuler librement entre des espaces grouillant de vie et des espaces moins occupés par les humains. Je rêve d’une ville qui intègre pleinement nature et biodiversité, connectée à la campagne, voire la montagne et l’océan. L’inverse d’une ville forteresse, renfermée sur elle-même et figée dans le temps, mais bien une ville ouverte, qui promeut la solidarité et la coopération. J’aime à penser que cette vision de la ville n’est pas une utopie, mais un vrai défi que les paysagistes nous aident à relever chaque jour.