L’éco-anxiété est-elle un vecteur efficace d’action écologique ? Dans notre contexte d’urgence climatique, cette peur n’aurait-elle pas, au contraire, montré ses limites ? En se fondant sur les sciences comportementales, la nouvelle étude de la Fabrique Spinoza, Nature, Santé et Engagement , vers une nouvelle approche de la transformation écologique* va contre les idées reçues : elle plébiscite au contraire les bienfaits d’une reconnexion à la nature pour stimuler l’engagement concret en faveur de l’environnement.
Raconter la ville idéale à travers le regard d’acteurs qui contribuent déjà à la réinventer, c’est l’objet de nos entretiens « Nature de Ville ». Biodiversité, urbanisme, mixité : nous donnons la parole à celles et ceux qui pensent ou conçoivent la ville de demain dès aujourd’hui.
Entretien avec Saphia Larabi, Directrice des publications de La Fabrique Spinoza
Pouvez-vous présenter La Fabrique Spinoza ?
Saphia Larabi. La Fabrique Spinoza vise à replacer le bonheur au cœur de la société. Association loi 1901, nous existons depuis dix ans et avons collaboré avec l’ONU, l’OCDE et différents ministères. Notre sujet d’étude, c’est le bonheur : bonheur au travail, bonheur et éducation, bonheur et nature, bonheur et santé... Nous avons trois axes fondamentaux : le premier, c’est l’Observatoire, qui est un centre de recherches, de publications à impact sociétal positif et de plaidoyer. En deuxième, nous avons Action Spinoza, qui est un organisme de conseil et de formation, et en troisième, nous avons une communauté de bénévoles que nous accompagnons pour valoriser les actions autour du bonheur sur les territoires.
Pourquoi vouloir « réécrire le récit de la transition écologique » ?
Dans le cadre de notre étude Nature, santé et engagement, nous avons eu envie de présenter un nouveau récit en partant d’un constat simple : le discours actuel est centré autour de l’alarme… Il nous paraissait important de présenter aussi des possibles, pour passer de l’injonction à l’envie ! Ce nouveau récit présente ainsi une alternative aux notions d’injonctions, de sacrifice et de culpabilité qui sont probablement nécessaires et qui, pour autant, ont montré leur difficulté à générer un engagement suffisant. Or, l’émerveillement de la nature par exemple est une fabuleuse source d’engagement écologique. Pour changer de paradigme, nous nous appuyons sur d’autres leviers pour construire notre récit, qui sont plus émotionnels, reliés au sens, aux motivations profondes, à notre capacité d’émerveillement ainsi qu’à notre identité réelle.
Tout cela est corroboré par notre sondage qui a été réalisé avec l’Institut Think qui nous dit que pour 47 % des Français, le discours actuel autour de l’écologie, politique ou médiatique, est décourageant plutôt qu’incitant à l’action. C’est d’autant plus important que les neurosciences nous apprennent que, lorsque nous sommes figés dans la peur, à répétition, nous devenons incapables d’agir, c’est ce que les chercheurs appellent « l’impuissance apprise » : quand bien même on nous donnerait les capacités d’agir, nous sommes tellement figés que nous n’en avons plus la capacité. Ce qui me mène vers un autre chiffre impressionnant de notre sondage : 41 % des Français ont oublié ce que c’était que de vivre une connexion profonde avec la nature. Pour nous, c’est un autre point de départ que les experts appellent “l’amnésie environnementale” ou “l’extinction d’expérience de nature”. Pourquoi c’est important ? Parce que, en premier lieu, pour protéger la nature, nous avons d’abord besoin de nous y reconnecter.
Les bienfaits sanitaires de la végétalisation urbaine ne sont plus à prouver, mais vous insistez tout particulièrement sur d’autres types de bénéfices : émotionnels, cognitifs, sociaux, etc.
L’impact de la nature sur notre santé est un des leviers importants de ce nouveau récit. À ce titre, nous avons réalisé la première cartographie des différents bienfaits de la nature. Fruit d’une plongée dans la littérature scientifique, ce tableau général présente tous les bienfaits de la nature, qu’ils soient physiques, émotionnels, cognitifs ou sociaux – sans oublier tous les services écosystémiques, les services rendus par la nature, qui sont donc indispensables au bon fonctionnement de notre vie et survie.
Pour donner quelques exemples, nous pouvons parler des bienfaits de la nature pour les étudiants : nous avons redécouvert les bienfaits des pauses vertes dans leur journée qui provoqueraient une hausse significative des performances (Lee, 2015) ou le fait que les symptômes des enfants souffrant de Trouble Déficitaire de l’Attention seraient inversement proportionnel à l’espace vert qui les entoure (Andrea Faber Taylor, 2020).
Une autre illustration que nous mettons en avant dans notre étude réside dans la pratique des bains de forêt ou sylvothérapie. Le Shinrin Yoku, en japonais, « Prendre l’atmosphère de la Forêt » est une forme de sylvothérapie particulièrement intéressante, et qui ont des avantages sur notre organisme : elles permettraient entre autres de réduire la pression artérielle chez des individus sains, ayant une pression artérielle normale, ou élevée (Li, 2019). Dans un article paru dans le journal Frontiers in Public Health, Kobayashi et collaborateurs (2019) ont étudié le potentiel bénéfique d’une marche en forêt de 15 minutes sur la sécrétion du cortisol salivaire, souvent appelé « hormone du stress ». Après cette marche, les chercheurs ont observé une diminution de près de 10% de la concentration en cortisol pour 69% des marcheurs. Surtout l’étude de Li observe que le bain de forêt stimulerait notre système immunitaire jusqu’à 30 jours après l’exposition (Li, 2019).
Se rapprocher de la nature favoriserait donc le bonheur – et l’engagement écologique ?
C’est au cœur de notre recherche. Le lien entre la fréquentation de la nature et l’engagement écologique est essentiel. L’éco-centrisme, c’est cette idée selon laquelle l’homme n’est qu’une espèce parmi les autres espèces vivantes. C’est un système de pensée centré sur la nature et non seulement sur l’humain. Une implication étonnante de cette perspective sur la vie, c’est que l’appartenance au vivant génère… de l’engagement ! Cette corrélation est apparue très clairement dans notre sondage : pour deux tiers des Français, plus je me rapproche de la nature, plus j’ai envie de m’engager et d’agir pour elle. Dans nos résultats, nous avons constaté que les Français engagés sont beaucoup plus nombreux à entretenir un lien fort et intime avec la nature, ils sont 84 % contre 60% pour ceux qui ne sont pas engagés. De manière plus globale, notre sondage montre que plus on fréquente la nature, plus on ressent un effet de diminution du stress (57%) et plus on a envie de s’engager pour la protéger (36%).
Les chercheurs qui ont travaillé sur l’émerveillement à la nature ( « Awe » ) nous parlent de l’impact de cette reconnexion à la nature. Le philosophe Murray Bookchin parle de relation horizontale à la Nature : une relation vertueuse à l’environnement, consciente de notre interdépendance. L’émerveillement à la nature provoque une diminution de la préoccupation de soi, reconfigure les représentations du monde, inspire le sentiment de connexion au vivant, et favorise les comportements pro-sociaux et pro-environnementaux. L’éducation aux enfants ou aux adultes peut alimenter l’engagement, par expérience de Nature, et si elle est non anthropocentrique.
Une expérience faite par certains chercheurs consiste à demander à des gens de se dessiner avant et après une promenade dans la nature et, vous le devinez… après une expérience de nature, ils se dessinaient bien plus petits !
Vous identifiez de nouvelles opportunités de « renaturation », et ce même en l’absence de nature. Quelles sont-elles ?
Nous avons étudié les modalités de reconnexion à la nature en fonction des différents champs d’existence : le logement et la ville, également dans notre relation au travail, à l’éducation, à l’alimentation, à la consommation, et aux loisirs.
Quelque chose d’extraordinaire, c’est que les effets positifs de la nature fonctionnent même… en son absence ! C’est quelque chose de surprenant : même feinte, la nature procure des bienfaits. En effet, un article paru à l’International Journal of Environmental Research and Public Health, explique les résultats d’une étude consistant à exposer par stimulation visuelle de 90 secondes des personnes à des images de forêt après 60 secondes de repos visuel. Les personnes qui regardaient les images de forêts auraient présenté un meilleur équilibre affectif et une plus forte réduction du stress (Song et al.,2018).
Le chiffre le plus bas que j’ai pu identifier, c’est 40 secondes à regarder une image de nature … cela suffit à améliorer nos capacités attentionnelles !
Ainsi, se reconnecter à la nature et en avoir les bienfaits peut être aussi simple que de l’entendre : par exemple à travers les sons d’une forêt, comme le propose la radio Tree FM ou Sound of the forest, où l’on peut écouter les sons des différentes forêts du monde, comme la forêt amazonienne et entendre le chant des oiseaux.
En l’absence de nature, les bienfaits de la biophilie fonctionneraient même face à une imitation de nature : aussi incroyable que cela puisse paraître, même des papiers peints représentant des formes naturelles ! Le design biophilique serait source d’efficacité et de bien-être. Les recherches sont multiples qui tendent à montrer l’influence des éléments naturels sur la productivité (+15%, Nieuwenhuis, Knigh, Postmes & Haslam, 2014), le bien-être et la créativité (+15% HUMAN SPACES: The Global Impact of Biophilic Design in the 32 Workplace, 2018) ou la satisfaction au travail (Human Spaces, 2018). Les manifestations sont infinies, d’un fond d’écran de nature jusqu’à un plafond numérique géant à l’hôpital Pitié-Salpêtrière.
La nature peut-elle nous apprendre à construire des logements plus durables ?
Ce que nous avons observé, c’est l’importance de l’éco-conception, c’est-à-dire l’inspiration du biomimétisme, l’apprentissage de la nature elle-même. J’ai découvert des exemples fascinants partout dans le monde :
- À New York la Tour Hy-Fi est construite avec 10 000 briques organiques de champignons biodégradables… donc littéralement une tour vivante !
- À Tokyo la Sierpinski Forest s’inspire du ramage des arbres pour créer une géométrie qui s’inspire du ramage des arbres pour lutter contre les îlots de chaleur urbains.
- Aux Etats-Unis, les chercheurs de l’Université de Binghmanton ont développé un béton de champignon auto-cicatrisant, qui pourrait aider à réparer les fissures dans le béton vieillissant en permanence (l’eau s’infiltre, les bactéries se fixent et le calcium colmate) aider à sauver de la ruine de nombreuses infrastructures.
Ce ne sont que de petits exemples, il est passionnant et très prometteur de voir comment la nature nous inspire pour construire durable. Cela passe aussi par la prise de compte de la faune et de la flore, et donc d’aller vers des bâtiments à biodiversité positive : nous avons envisagé de faire un appel aux politiques pour créer une loi autour d’un seuil de biodiversité positive ou un Droit à la Nature Opposable, un DANO à l’image de la loi DALO qui est donc la loi du droit au logement opposable. Il s’agit d’un droit visant à assurer un espace naturel de proximité. Un cadre juridique qui existe déjà dans les pays nordiques !
Tour Hy-Fi (2014)
Selon vous, la biophilie est une source de performance au travail, et même d’inspiration. Pouvez-vous m’en dire plus ?
La biophilie a un impact considérable sur notre performance au travail. Cela peut se faire selon 3 modalités : la présence du vivant (végétalisation des bureaux, accueil d’animaux, etc), relation au vivant (une simple vue sur un espace naturel) ou imitation (photo ou dessin de nature, etc).
Sur la quantification des effets, les études sont là : elles réduiraient le stress et l’anxiété rapportée de 37%, permettraient une baisse de 58% des dépressions, une diminution de 44% de l’hostilité et une réduction de la fatigue de 38% (Burchett, Torpy, Brennan & Craig, 2010). Elles permettraient d’augmenter la productivité de 15% (Nieuwenhuis, Knigh, Postmes & Haslam, 2014). La présence de plantes au bureau permettrait d’augmenter de 15% la créativité au bureau (Human spaces report) et elles aideraient même à réduire le niveau sonore ambiant (Costa & James, 1995).
Nous sommes allés jusqu’à nous intéresser à la question de l’accueil des animaux au travail. C’est une autre manière d’insérer le vivant et qui permet d’apaiser et de diminuer le stress, d’avoir une meilleure communication, une meilleure cohésion. Il y a de plus en plus d’organismes qui mettent cela en place à l’initiative Pet at Work.
Vous parlez d’un engagement fondé sur une nouvelle éthique environnementale « Aimer la planète », un engagement positif résolument tourné contre l’éco-anxieté si présente aujourd’hui. N’est-ce pas trop optimiste dans notre contexte ?
L’optimisme est dans notre nature même ! L’éthique environnementale, c’est l’idée qu’aimer la nature nous transforme du point de vue de nos comportements. Cela peut paraître naïf, et pourtant c’est un plaidoyer qui repose sur l’expérience, l’innovation et la science – et notamment les sciences comportementales et les neurosciences. Prenez l’initiative de Jacques Fradin, un neuroscientifique qui a créé le GIECO, qui est le « GIEC du comportement humain » : il s’intéresse aux facteurs de changement de comportement pour justement améliorer et guider le changement environnemental et la transition écologique. Le GIECO est un organisme multidisciplinaire qui rassemble des chercheurs, des experts et aussi des professionnels du comportement dans l’objectif de replacer les facteurs humains au cœur d’un monde plus durable et désirable.
Dans le cadre de votre étude, vous avez créé l’indice de Nature positive.
C’est un indice qui est inspiré d’une échelle américaine appelée Connectedness to Nature Scale, qui est un questionnaire d’auto-évaluation sur notre propre relation à la nature. Nous avons ainsi créé, avec l’Institut Think, un indice de Nature Positive : un individu peut aller sur notre site internet et répondre à quelques questions, évaluer son indice de nature et obtenir un score qu’il pourra ensuite comparer à la moyenne nationale. C’est une invitation à conscientiser et valoriser sa relation à la nature. Cet indice-là est constitué autour de différentes composantes qui touchent aux relations entre santé et bonheur, aux émotions et aux bienfaits de la nature, à la relation avec la nature, à notre engagement et aussi à nos comportements en faveur de la transition écologique.
Et Spinoza dans tout ça ?
Spinoza est notre essence, c’est le philosophe de la joie, de l’engagement, des affects positifs. Il représente la recherche de l’affect supérieur et c’est aussi la toute-puissance de la liberté et donc la nécessité de mieux appréhender le comportement humain pour privilégier ses affects et agir en faveur de la nature. Comme le résume très bien Baptiste Morizot, enseignant-chercheur en philosophie : « L’indignation ne suffit pas, il faut aussi l’amour au sens de Spinoza ! »
*L’étude « Nature, Santé et Engagement : vers une nouvelle approche de la transformation écologique » est réalisée par l’Observatoire de la Fabrique Spinoza, avec le soutien de Nantes métropole, ARP Astrance, Veolia, l’Office Français de la Biodiversité, Nestlé Céréales et Bouygues Immobilier et en libre accès sur notre site internet : www.fabriquespinoza.org