Plus haut, plus bas, plus grand ? Les urbanistes ne cessent de chercher de nouveaux horizons pour répondre à l’accroissement des villes. Pour Luc Gwiazdzinski, géographe et urbaniste, il est urgent de changer de regard : jusqu’à présent, on a aménagé l’espace pour gagner du temps. Et si on aménageait le temps pour gagner de l’espace ?
Raconter la ville idéale à travers le regard d’acteurs qui contribuent déjà à la réinventer, c’est l’objet de nos entretiens « Nature de Ville ». Réhabilitation, technologies, art, biodiversité, mixité : nous donnons la parole à ceux qui pensent ou conçoivent la ville de demain.
Présent sous la plume de Carlos Moreno et son appel pour « une ville du quart d’heure », le chrono-urbanisme ou urbanisme des temps est né il y a quelques années en Italie et en France. Il préconise la prise en compte du temps dans la gestion des villes. À l’heure où le phénomène d’urbanisation s’accélère, où les réseaux de transports arrivent à un point de saturation et où l’étalement urbain se poursuit, cette approche ajoute une toute autre dimension à notre manière de percevoir le phénomène urbain.
Face à ces questions, Luc Gwiazdzinski, auteur de Saturations – Individus, collectifs, organisations et territoire à l’épreuve, signataire d’une tribune pour le « Droit au temps », et fondateur d’un des premiers Bureaux des temps à Belfort, rêve d’une ville malléable, flexible et réversible. Et si la ville et ses bâtiments s’adaptaient à la mutation des usages au fil des jours, et même des heures ?
Le temps, une clef pour une ville plus agréable ?
Déjà, parce que si vous ne pensez pas au temps, la ville n’est pas agréable !
Aujourd’hui, nous vivons dans une ville éclatée dans le temps et l’espace, avec des rendez-vous étalés sur les agendas et sur toute la carte urbaine, et une tendance très forte à l’accélération. Et si l’on faisait une pause pour se poser la question des rythmes que nous voulons vraiment ? Sans arrêt, sans débat et prise de conscience individuelle et collective, le risque, c’est que les habitants des villes arrivent à saturation et ça n’est pas un hasard si les maladies du siècle sont le burn-out et la dépression, autant de choses qui sont liées au fait qu’on n’arrive plus à arbitrer entre tout ce qu’il faut faire, ou plutôt avec tout ce qu’il est possible de faire.
Un des facteurs de cette pression sur notre temps est l’éloignement entre les différentes activités urbaines : la faute à la charte d’Athènes qui préconisait l’attribution d’une fonction unique à un espace (quartier résidentiel, d’affaires, commercial, etc.). Sur des espaces urbains de plus de 4 kilomètres, cela contraint les habitants à se déplacer d’un îlot à l’autre pour répondre à un besoin. Nous nous retrouvons avec un endroit pour nous amuser, un autre pour travailler et un autre pour dormir. Le résultat ? Une « ville archipel » où les possibilités de rencontres diminuent et une vie sous tension dans une course permanente pour tenter d’articuler vie personnelle et professionnelle, et se resynchroniser les uns les autres.
Réfléchir au temps, c’est réfléchir au projet urbain et même à notre projet de société. Comment réussir à le reprendre en main ?
C’est là qu’intervient le chrono-urbanisme ?
Le chrono-urbanisme est l’ébauche d’une discipline qui organiserait la ville non pas seulement à partir de l’espace, mais aussi à partir du temps, de manière chronotopique. Aujourd’hui, quand on cherche à créer une ville durable, on parle d’énergie, de construction et peu de temps. On parle de faire la ville sur la ville, mais l’étalement urbain se poursuit avec une artificialisation du territoire, des problèmes d’accès aux réseaux et une pression accrue sur les écosystèmes.
Mais si l’on ne veut pas que la ville s’élève, que la ville s’enterre, ou que la ville s’étale, que reste-t-il ? Notre réponse, c’est le temps. En introduisant la clef des temps dans la gestion de la ville, que ce soit l’année, le mois, la semaine ou la journée, nous pouvons changer de regard sur la ville : ne plus la représenter comme une carte fixe, mais comme quelque chose qui se transforme au fil du temps ! C’est ce que nous appelons : un chronotope.
Ce que propose le chrono-urbanisme, c’est une réflexion globale des modes de représentation de la ville dans toute sa complexité spatio-temporelle.
Source : Carte isochrone des temps de transport parisien par l’Atelier 01.
On a beaucoup entendu parler de la « ville du quart d’heure », pour reprendre la formule de Carlos Moreno. L’urbanisme doit-il renoncer à encourager la mobilité ?
L’idée d’une ville des courtes distances n’est pas nouvelle dans l’histoire, par exemple le Paris Haussmannien où tout était pensé autour de l’idée d’un temps d’accès, et même l’organisation de nos territoires avec, par exemple, un accès égal aux préfectures et sous-préfectures à cheval. Mais la montée en puissance des métropoles et des pôles commerciaux périphériques a fait sauter cette armature hiérarchique pour faire naître la ville archipel dont je parlais à l’instant. Avec la Covid-19, par la force des choses, nous voyons renaître plus fort que jamais cette demande d’accès à des services de proximité, et le besoin d’une vie de quartier !
Néanmoins, parlons aussi des limites de cette « ville du quart d’heure » à travers l’exemple du télétravail : certes, il permet d’échapper à d’épuisants déplacements, mais il met une pression très forte sur certains espaces de vie personnelle, des logements déjà souvent très contraints. Au bout d’un moment, il est préférable de sortir de chez soi pour s’isoler dans un espace différent et passer à une autre échelle comme les tiers-lieux. La ville du quart d’heure ne doit pas enfermer les gens chez eux. Il faut la réfléchir urbi et orbi, de manière à ce qu’elle réponde à vos besoins, s’adapte à vos rythmes, que ce soit en proximité pour les services du quotidien ou plus loin en changeant d’échelle pour vous isoler, voir d’autres choses, rencontrer d’autres gens, trouver des services plus rares, etc.
Le chrono-urbanisme pense la ville de tous les temps, celle des minutes, des heures, mais aussi de la semaine ou de l’année ! Il faut passer de la ville du « quart d’heure » à un véritable urbanisme plus large des temps et des mobilités.
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Cette ville qui se transforme en fonction des besoins, vous l’appelez la « ville malléable ». Pourquoi ?
Pour concrétiser la ville des courtes distances, et ainsi que les gens puissent rester sur place, vous devez inventer une « ville malléable », c’est-à-dire une ville qui échappe à la charte d’Athènes où un espace correspond à une seule fonction. Il faut des espaces, des appartements, des bâtiments, des quartiers malléables, capables d’accueillir plusieurs fonctions, plusieurs activités en même temps et de manière alternative ! Celles-ci peuvent exister :
- En simultanée: un même espace peut remplir plusieurs fonctions grâce à la mixité des fonctionnalités et l’hybridation. Il s’agit par exemple de mélanger logement, artisanat et commerce dans un même bâtiment.
- En rotation : un espace peut remplir différentes fonctions à différents moments. C’est ça la malléabilité urbaine, avec par exemple un espace qui accueille des élèves pour des cours, et devient un lieu d’accueil et de logement la nuit. Autre exemple : un espace où des gens circulent en journée et qui se transforme en parking pendant la nuit.
Prenons l’exemple d’une rue. Aujourd’hui, pour répondre aux différentes activités, on ne cesse de la diviser : le tramway a sa voie, le piéton son trottoir, le cycliste sa piste, et demain, pourquoi pas les rollers ou les trottinettes ? Le problème, c’est que cette division de l’espace a des limites, et qu’en plus, elle sépare les gens. À mon sens, il faut aborder les choses différemment en créant un nouveau code de la rue qui permet de concilier tous les rythmes plutôt que la séparation. Il faut également désaturer l’espace en étalant les activités sur des périodes plus longues.
Pour rester sur l’échelle de la rue, quand on transforme les voies sur berges en plage une partie de l’année, c’est du chrono-urbanisme à l’échelle des saisons. Il y a beaucoup de choses à imaginer !
Source : Représenter la proximité temporelle, de Catherine Dameron du Bureau des temps de Rennes Métropole.
C’est vrai à l’échelle de la rue, mais comment cela se concrétise à l’échelle de la ville ?
Aujourd’hui, à chaque fois qu’on a une fonction nouvelle, elle devient un bâtiment célibataire en périphérie de ville. Il faut arrêter ça. Nous devons développer une ville de « haute qualité temporelle » : quand vous rénovez un bâtiment, vous devez penser au partage des espaces et à la rotation des activités pour qu’ils deviennent vraiment polyvalents.
Aujourd’hui, nous poussons les copropriétés à travailler sur des espaces partagés comme des buanderies ou des jardins. C’est finalement Ikea appliqué à la ville : vous avez 17 m2, vous pouvez en faire une cuisine, une salle de sport, une chambre, un bureau… comment font-ils ? Ils mettent en place toute sorte de convertibles, toute sorte de meubles mobiles, transformables. Cela permet à la fois la cohabitation, et puis la rotation. Cela demande de la créativité et de nouvelles règles de vie !
« En musique, la plus belle des choses, c’est quand les gens improvisent ensemble. Le summum de l’urbanité, c’est d’inventer des chorégraphies urbaines qui permettent d’articuler les rythmes individuels et les rythmes collectifs et laissent la place à l’improvisation ! »
Luc Gwiazdzinski
Comment s’applique-t-elle au travail, notamment dans le contexte des crises sanitaires que nous vivons ?
Si l’on doit maintenir des distances entre nous et si l’on doit continuer à aller travailler, alors nous ne pouvons pas nous contenter d’établir des couvre-feux sur la ville comme ce fut le cas il y a quelques semaines : le résultat, c’est qu’au lieu d’aller prendre un verre à 21 h, vous le prenez plus tôt… et qu’ainsi les mêmes contaminations ont lieu. Le virus n’est pas nocturne.
Au contraire, dans une approche chronotopique, on jouerait sur le temps en étalant les horaires dans les entreprises ou les établissements publics pour baisser la densité dans les transports. A l’école, on mettrait en place des classes alternatives avec la moitié des élèves à chaque fois. En France, cela s’est déjà vu à l’image de l’étalement du début des heures de cours à l’Université de Rennes, Montpellier ou Poitiers. Cette désynchronisation est souhaitable, non seulement pour mieux gérer ce type de crise, mais aussi en temps normal !
La réussite de ces politiques temporelles locales repose sur l’observation fine des rythmes des territoires et est le fait des Bureaux des temps, des services dédiés aux questions temporelles dans les collectivités qui existent depuis longtemps dans certains cas. Pour réussir ces politiques temporelles, il faut néanmoins des plateformes qui soient capables de mener une vraie concertation entre collectivités, entreprises et syndicats, car la question du temps concerne tout le monde !
Source : Représenter la proximité temporelle, de Catherine Dameron du Bureau des temps de Rennes Métropole.
Vous parlez de réversibilité des bâtiments, est-ce un outil pour rendre la ville malléable ?
Quand vous construisez des logements, par exemple pour un couple avec deux enfants qui souhaitent vivre en périphérie, une toute autre temporalité s’impose à eux : celle du cycle de vie. Un jour, les enfants partiront et le couple restera dans une maison trop grande pour lui… Et si on travaillait avec des habitats modulaires, et donc flexibles, qui s’adaptent aux périodes de la vie ? Dans une logique d’habitat fixe, nous nous retrouvons avec des zones familiales qui se transforment en quartier de retraités. Dans une logique modulaire, où un couple peut louer une partie de son habitat, cela permet d’accueillir d’autres tranches d’âge, plus jeunes, et d’avoir ainsi des quartiers mélangés.
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La réversibilité va aussi de pair avec la question des matériaux de construction : quand on construit en béton, la ville est difficilement adaptable. Mais quand on commence à construire en bois, en paille ou en terre, on peut imaginer des structures qui évoluent que ce soit selon le cycle de vie ou même selon la journée à l’image du canapé qui se replie au mur. Ne pourrait-on pas imaginer les bancs d’une place rentrant dans le sol pour en faire une aire de jeux ?
L’intérêt, c’est d’augmenter la mixité urbaine, en jouant sur la polyvalence et la rotation des espaces – et sortir de ce que j’appelle, les espaces monochroniques, à usage unique et donc juste pour un temps.
Selon vous, la gestion des temps est une solution face à l’étalement urbain, mais cela ne risque-t-il pas d’accroître la densité urbaine ?
Certes, la polyvalence densifie la ville, mais dans la question du temps, il y a aussi le sujet du rythme ! Si vous créez des bâtiments de haute qualité temporelle, alors vous allez créer des frottements entre personnes différentes, car la mixité des usages peut encourager la mixité sociale. Par exemple, il y a une façon d’organiser un immeuble pour que des gens soient amenés à se croiser, notamment avec de larges escaliers où ils peuvent se rencontrer.
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Dans cette ligne d’idée, il y a bien sûr l’urbanisme transitoire avec des projets comme les Grands Voisins, où l’on profite des espaces qui attendent une affectation ou un chantier, en leur donnant une fonction nouvelle, mais temporaire. Et c’est là un point important : pour permettre la polyvalence alors il faut s’assurer qu’il reste des espaces libres. Pour que la ville soit malléable, il doit y avoir de l’espace et du temps disponible. L’espace disponible correspond, en quelque sorte, à du temps libre ! C’est capital pour l’appropriation créative et récréative de la ville !
Source : carte isochrone de Lyon avec la zone de déplacement possible à 25 minutes en vélo sur Oalley.
Est-ce là ce que vous appelez le « droit au temps » ?
Le temps est ce que nous avons de plus précieux. Aujourd’hui, il nous manque : le travail déborde, parfois sur la nuit et souvent sur le weekend. Veut-on vraiment d’une ville qui ne s’éteint jamais, avec l’impact environnemental et humain que cela suppose ? Les chronobiologistes nous disent : « sans rythme, il n’y a pas de vie ». Si vous ne vous arrêtez pas, vous allez en souffrir. La ville malléable doit s’adapter, certes, mais elle doit aussi pouvoir s’arrêter, faire des pauses, prendre des temps collectifs pour se resynchroniser.
Pour vivre ces moments de vide, il faut des espaces vides prêts à être approprié à une nouvelle utilisation. Avec la Covid-19 et le confinement, la bouffée d’oxygène a été l’espace libre en bas de chez soi, le petit jardin devant lequel on passe pendant toute l’année et qui devient, soudain, un lieu de rencontre.
À quoi ressemblerait votre ville idéale ?
Ma ville idéale est celle où j’ai accès à des espaces d’intimité avec les lieux et les gens, mais aussi à des endroits où je suis un inconnu : avoir accès à l’altérité dans la ville et échapper à l’enfermement. C’est ça une ville complexe qui s’adapte à tous les rythmes. En musique, la plus belle des choses, c’est quand les gens improvisent ensemble. Le summum de l’urbanité, c’est d’inventer des chorégraphies urbaines où il y a la place à l’improvisation !
Luc Gwiazdzinski est géographe, Professeur à l’École nationale supérieure d’architecture (ENSA) de Toulouse. Ses travaux portent notamment sur les temps de la ville, les rythmes, les mobilités, l’hybridation et l’urbanisme des temps. Il a dirigé de nombreux programmes de recherche et colloques et publié une quinzaine d’ouvrages sur ces questions parmi lesquels : La nuit dernière frontière de la ville, L’Aube ; La ville 24h/24, l’Aube ; Chronotopies, Elya ; Saturations, Elya ; L’hybridation des mondes, Elya ; Pour une politique des rythmes, EPFL
Crédit photo portrait : Erick Porcher